Tapie sur la troisième ligne de la grille de départ, la Ferrari jaillit au feu vert tel un diable de sa boîte. Poussé à 13 000 tours, le hurlement du Flat 12 hésite entre rage et détresse. Le virage de Tarzan se profile, mais lancé à fond sur la gauche de la piste, Gilles Villeneuve ne semble toujours pas décidé à freiner. La Ferrari freine enfin et avale Tarzan dans le sillage de la Williams de Jones, Parti sixième, Villeneuve est déjà deuxième après le premier virage. Et il ne va pas en rester là. Plus que jamais, il veut cette victoire. Ce GP de Hollande représente pour lui l’une des dernières, occasions de contester la suprématie des leaders du championnat du monde 1979. Plutôt que de gaspiller ses dernières cartouches et jouer le championnat à la manière d’un épicier, le Québécois va réaliser un inoubliable feu d’artifices. Pendant neuf tours il va tout tenter pour dépasser Jones. Pour beaucoup de pilotes, doubler cet Australien s’apparente presque à une mission impossible. Pas pour Villeneuve. Si Jones continue à s’entêter à lui fermer la porte à Tarzan, il va donc le passer à l’extérieur, tout simplement ! Frôlant les pneus de la Williams, la Ferrari semble d’abord refuser de virer hors de la trajectoire. Elle glisse vers le mur, reprend un peu d’adhérence, glisse à nouveau, paraît se tordre sous l’effort avant de se remettre enfin en ligne, parfaitement contrôlée par son pilote. Les observateurs en ont des sueurs froides, le souffle coupé, mais les plus avertis savent que Gilles doit au même instant rigoler silencieusement sous son casque et savourer un plaisir infini. Cette manœuvre folle d’audace n’est toutefois que le prologue d’un épisode resté fameux. Pour contenir Jones pendant une trentaine de tours, il va devoir flirter constamment avec les limites de l’adhérence. Un festival de glissades – avec parfois les quatre roues de l’autre côté des vibreurs – et de dérives rattrapées seulement à quelques centimètres des rails. Et soudain, la belle machine de précision se grippe. Une crevaison lente le fait partir en tête-à-queue à la nouvelle chicane et Jones reprend la tête. Plutôt que de rentrer aux stands pour sauver sa seconde place, Gilles continue à attaquer de plus belle pour refaire son handicap sur le leader. Un tour plus tard, son pneu arrière gauche éclate dans la ligne droite des stands et après deux tête-à-queue à grande vitesse, la Ferrari vient s’échouer dans le bac à sable de Tarzan. Moteur calé, pneu déchapé, la folle course est finie. On s’étonne, puis on s’inquiète même de ne pas voir Gilles s’extraire de son cockpit. Est-il sonné, est-il blessé bien que la voiture n’ait rien touché dans son ballet ? A l’instant où les commissaires se précipitent, le flat 12 déchire le silence et la Ferrari commence à manœuvrer maladroitement pour se libérer de sa prison de sable. Marche arrière, première, marche arrière, les roues patinent dans des gerbes de poussières. Centimètre par centimètre, la monoplace parvient à reprendre pied sur le bitume. Alors, Villeneuve enclenche furieusement la première, quitte Tarzan dans une ample glissade et, sur trois roues, tente de regagner son stand distant de près de 4 km. Ce qui reste du pneu arrière gauche ne tarde pas à se désagréger complètement, mais Gilles continue sur la jante, la roue avant droite battant l’air. Cahotant dans une odeur de caoutchouc brûlé, franchissant les courbes dans une gerbe d’étincelles, il roule à un rythme démentiel. Sous l’effort, la jante finit par se tordre, le châssis se traîne sur la piste, la suspension et le demi-arbre de roue cèdent à leur tour. Parvenant enfin à son stand, Gilles fait signe à ses mécaniciens de s’activer pour lui changer la roue défaillante. Ceux-ci saisissent une roue mais restent interloqués : il n’y a plus rien pour la fixer ! Gilles s’énerve, fait de grands gestes, ne veut pas croire qu’il ne repartira pas. Mauro Forglueri, le directeur sportif de la Scuderla, se penche alors vers lui et réussit à la convaincre au bout de quelques minutes que tout est fini. Villeneuve s’extrait du cockpit et rentre directement dans le stand, sans un regard pour son épave fumante.
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