Qui sera le Kodak de l’industrie automobile ?
On se souvient de la petite boîte jaune et de son leadership absolu sur l’industrie de l’image durant tout le XXe siècle. Mais on se souvient aussi de l’effondrement de cet empire en quelques années, balayé par le numérique. Et si le même cataclysme se produisait dans l’automobile et que l’électrique emportait ceux qui n'y croient pas, ne veulent pas de la bascule en 2035, et qui s’accrochent au thermique comme à un radeau qui pourrait être celui de la Méduse ?
C’est fait. Ou presque. Le vote de la semaine passée au Parlement de Strasbourg, et la date du 8 juin 2022, marquera l’industrie de l'automobile à jamais. Car la bascule totale vers le tout électrique, qui devrait être effective le 1er janvier 2035 est sans aucun doute l’évènement le plus important de l’industrie automobile depuis le prototype de la première voiture de Carl Benz en 1886.
"Un grand saut dans le vide" ?
Pourtant, si les constructeurs européens regroupés au sein de l’ACEA ont accepté la sentence, se sentant prêt à la transformation, d’autres organismes telle que la PFA (la plateforme de l’automobile qui regroupe les marques françaises, les équipementiers et les entreprises de service de la filière) sont plutôt vent debout. Son président, Luc Chatel, qualifie carrément la future directive, de « grand saut dans le vide et de sabordage industriel ».
Pour son directeur général, Marc Mortureux, l’affaire est « d’une radicalité extrême que je ne vois dans aucun autre secteur." Bigre. De l’autre côté du Rhin, le directeur général du VDMA (association des fabricants allemands de machines et d’équipements), Hartmut Rauen n’hésite pas une seconde et qualifie tout bonnement le chamboulement « de risque géopolitique majeur en Europe », puisque selon lui, la Russie et la Chine détiennent les clés de l’accès aux matières premières nécessaires à la voiture électrique.
Bref, ils n’y croient pas, et refusent le futur de la voiture à zéro émissions imposé par Bruxelles. Il est une autre entreprise qui n’y croyait pas et rejetait elle aussi le futur. Cette entreprise s’appelait Kodak. La petite boîte jaune était, au XXe siècle, une énorme boîte, qui détenait le leadership de l’image argentique fixe ou cinématographique, amateur ou professionnelle.
Au temps de sa splendeur, dans les années quatre-vingt, elle employait 145 000 personnes à travers le monde dégageait un chiffre d’affaires de 13 milliards de dollars et un bénéfice de 2,1 milliards. Et puis, en 2012, elle a jeté l’éponge, se mettant sous le régime américain de la faillite en licenciant 95 % de ses salariés. Que s’est-il passé ? Le numérique bien sûr, qui, au début des années 2 000 a balayé la bonne vieille péloche (Kodak) et les chimies (Kodak) nécessaires à son développement comme à son tirage sur du papier (Kodak).
« Vous croyez que des gens voudraient voir leurs photos sur une télévision ? »
Pourtant, à la fin des années soixante-dix, un ingénieur maison avait développé un procédé tout nouveau qui permettait, grâce à un capteur et des pixels, de capter une image de la diffuser par le biais d'un tube cathodique. Il est convaincu, mais pas son PDG qui lui a répondu sèchement, « vous croyez vraiment que des gens voudraient voir leurs photos sur une télévision ? » Il était aussi, et avant tout conscient qu’une telle révolution allait tuer la poule aux œufs d’or du consommable qui a fait le succès de l’entreprise, et n'avait aucune envie de renverser la table de son business-model. On connaît la suite de l’histoire et la chute de l’empire Kodak.
Devant l’hécatombe photographique du colosse défunt, et en écoutant les réactions d’une partie des industriels de l’automobile, on ne peut s’empêcher de faire le parallèle. Et si le gène Kodak avait gagné la filière ? S’acharner à vouloir défendre le thermique contre vents et marées ne revient-il pas à se battre pour préserver l’argentique aux temps du numérique ? D’autant que les arguments avancés par les pourfendeurs de la décision strasbourgeoise ne sont pas vraiment convaincants.
Car ils fustigent la voiture électrique, en expliquant, en vrac, qu’elle manque d’autonomie, que les infrastructures de recharge sont à la ramasse et que les matières premières proviennent d’Asie. Ils oublient juste que la bascule doit se dérouler dans 13 longues années et ne tiennent strictement aucun compte des capacités de développement de leur propre filière et des pouvoirs publics, comme si tout ce monde restait figé en 2022. Ce qui revient à faire peu de cas de leurs brillants ingénieurs en R & D et n’en faire aucun de la capacité des États de l’union à installer des bornes.
Une casse sociale qui doit être anticipée, pas niée
En revanche, ils ont raison sur un point : la casse sociale que la bascule va engendrer. Bien sûr, le passage au tout électrique nécessitera moins de monde dans les ateliers. Mais là encore, les entreprises, comme les pouvoirs publics, ont 13 ans pour anticiper, former, et reconvertir ces salariés. S’arque bouter sur l’idée mort-née que le thermique peut perdurer est la garantie que ces centaines de milliers d’opérateurs, de techniciens et d’ingénieurs vont se retrouver en 2035 devant le fait accompli du manque de travail et du chômage.
Ce déni industriel dans lequel certains organismes et certains décideurs semblent plongés, en rappelle un autre. Pas chez Kodak, pas aux États-Unis, mais en France, en Lorraine. C'est là que secteur de la sidérurgie, devenu obsolète dans l’hexagone dès les années soixante-dix a été tenu à bout de bras et subventionné à perte par des gouvernements successifs. Avant de s’écrouler pour de bon, laissant des milliers d’ouvriers sur le carreau, par manque de projection et d'anticipation des entreprises qui les employaient, et des pouvoirs publics qui les gardaient sous perfusion. Espérons que l’automobile ne soit ni la sidérurgie ni la petite boîte jaune de cette première moitié du XXIe siècle.
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