Palerme : L'attentat sur l'A29, qui arracha la vie au juge anti-mafia Giovanni Falcone
Alors que les carabiniers, en ce début février, ont arrêté à Palerme et dans d’autres villes italiennes une centaine de suspects potentiellement impliqués dans des crimes mafieux, retour sur l’attentat du 23 mai 1992, qui coûta la vie au juge Falcone et à son escorte sur l’autoroute sicilienne A29.
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Giovanni Falcone, le petit juge bonhomme et élégant à la moustache iconique, mains dans les poches et cigarette au coin des lèvres, se savait évidemment encore plus traqué depuis l’enquête de fourmi qu’il avait instruite à l’encontre de la mafia. Des années de travail qui avaient abouti à un « maxi-procès » pénal, « il maxiprocesso » comme on le qualifia de l’autre côté des Alpes.
Ce procès était inédit dans l’histoire judiciaire de l’Italie, tant par sa durée et que par le nombre d’accusés, avec quelque 475 membres de « la pieuvre » cités à comparaître pour des centaines d’assassinats avec en arrière-plan de l'extorsion de fonds et du trafic de drogue. Les audiences s’étaient étirées sur près de deux ans, de février 1986 à décembre 1987, sous très haute sécurité, dans un bunker spécialement érigé au sein de la prison d’Ucciardone, à Palerme.
Dans cette affaire tentaculaire, Salvatore Riina (Toto Riina), le « parrain » de la Cosa Nostra, son prédécesseur Luciano Leggio et environ 360 de leurs hommes de main ont écopé de peines d’emprisonnement plus ou moins lourdes. Plus de 2660 années de détention mises bout à bout, dont des peines à perpétuité pour dix-neuf accusés.
Toto Riina, le "parrain des parrains", en cavale
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Ce jugement, ce message symboliquement fort adressé à l’opinion par les magistrats, aurait pu alors apparaître comme un soulagement pour la population si nombre de ces condamnations n’avaient pas été prononcées par contumace… Toto Riina en personne, le patriarche de l’organisation criminelle, et certains de ses complices les plus proches, étaient en effet encore en cavale à l’heure du verdict. Cela signifiait que depuis sa cache, Riina conservait une influence sur le reste de son clan et une capacité d’action terroriste quasi intacte.
Aussi, en attendant de pouvoir mettre la main sur le guide de Cosa Nostra, c’est dans un contexte de menace sous-jacent et constant que le pays s’efforça de vivre les années qui suivirent. Les politiques et les magistrats étaient devenus plus que jamais des cibles de choix.
Giovanni Falcone, qui comptait parmi les personnalités les mieux protégées de la péninsule italienne depuis la fin 70, avait quant à lui échappé plusieurs fois à des attentats au cours des dernières années, notamment en 1986, en bord de mer, puis en 1989, lors d’une visite au parloir à la prison de Palerme.
Une épée de Damoclès plane sur Falcone

Chacun de ses déplacements personnels et professionnels s’apparentait à une expédition sous tension. Des dizaines de policiers armes au poing, de jeunes fonctionnaires pour la plupart, s’étaient mis au service de sa sécurité et se relayaient jour et nuit, en voiture comme à pied, postés pour les uns devant son bureau blindé du palais de justice ; pour les autres dans l’enceinte de sa résidence, où même la salle de bain avait été capitonnée et trempée dans l’acier.
Le tournant des années 90 arrive. La mafia, depuis quelque temps, s’était faite étrangement plus discrète. Mais Giovanni Falcone, comme son collègue procureur et ami d’enfance Paolo Borsellino, restaient lucides. « La mafia est une panthère agile et féroce [...] Elle n'oublie rien et frappe toujours par surprise », déclarait d’ailleurs Falcone dans les colonnes du quotidien national La Repubblica le 21 mai 1992.
Cette interview est parue en kiosk deux mois après qu’un énième attentat de la mafia a coûté la vie à Salvo Lima. L’ancien maire de Palerme devenu député européen avait été tué le 12 mars dans sa voiture, à la sortie de son domicile, Via delle Palme à Mondello, une station balnéaire des environs de Palerme. Il avait été visé à bout portant, et achevé d’une balle dans la tête par un tireur à moto qui avait pris la fuite. Un acte signé Cosa Nostra, qui reprochait à Lima, l’un de ses anciens alliés au sommet de l'Etat, de ne pas avoir su influer sur la révision des condamnations à vie infligées à certains mafiosi notoires.
Le juge s’accorde une illusion de liberté

Malgré ce regain de terreur, Giovani Falcone veut continuer d’avancer et de vivre. Nous sommes le 23 mai 1992. Il vient d’avertir son escorte et sa femme Francesca Morvillo, juge pour enfants, qu’il souhaitait descendre à Palerme. Une visite privée et impromptue que tout le monde à l’exception de ses proches, depuis le haut de la botte jusqu’à la Sicile, est alors censé ignorer.
Le magistrat de 53 ans a tout simplement envie de revoir sa ville natale qu’il a quittée un peu malgré lui un an plus tôt, en mars 1991, lorsqu’il a été nommé au Ministère de la Justice, à Rome, en tant que Directeur des Affaires pénales et de la lutte anti-mafia à l’échelle nationale.
Il est environ 17h30 ce samedi 23 mai, lorsque le jet des services secrets qui le transporte depuis Rome se pose sur l’aéroport Punta Raisi, à 30 km à l’ouest de Palerme. Sur le tarmac, trois véhicules de sécurité ont pris position. Il s’agit de Fiat Croma dernier cri et blindées.
La vitrine Croma pour partenaire d’escorte

La Croma, remplaçante de l’intérimaire Argenta et avant elle de la Fiat 132, est à l’époque l’un des fleurons du constructeur turinois. Assemblée depuis 1985 sur les lignes de l’usine historique de Mirafiori, la berline familiale de 4,49 mètres de long est une voiture à l’apparence plutôt classique, considérée néanmoins comme innovante et haut de gamme par Fiat.
Rectiligne presque sous tous les angles (si ce n’est son capot légèrement moins austère et plus plongeant dans la version sortie en 1991), ce modèle simple et efficace est avant tout connu pour son confort de bord, sa large gamme de motorisations essence et diesel (de 80 à 160 chevaux), sa relative frugalité au roulage et sa fiabilité mécanique. Sa plateforme fait d’ailleurs des émules. Elle est reprise par trois autres constructeurs : Lancia, Alfa Romeo et Saab, respectivement pour la Lancia Thema, l’Alfa 164 et la Saab 9000.
La nouvelle berline 5 portes de Fiat pesait communément un poids à vide d’1,3 tonne sur la balance. Si ce n'est que les exemplaires mis à disposition du juge Falcone et de son escorte, avec sous le capot le dernier V6 2.5 essence de 159 chevaux, étaient alourdis de plusieurs centaines de kilos chacun en raison de l’épaisseur de la carrosserie, des vitres pare-balles et autres protections destinées à contrer des tirs d’armes à feu.
Au volant de la Fiat blanche, vers Palerme
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Ce blindage pourtant, s'avérera tristement inutile en cet après-midi printanier... Le cortège des Croma vient de quitter l’aéroport, sans la moindre sirène, pour emprunter l’autoroute A29 qui mène à Palerme.
Le convoi évolue en file indienne, à vive allure, autour des 160 km/h. Du côté droit de la chaussée défilent les champs d’oliviers ; de l’autre, les eaux turquoise de la Méditerranée. Six gardes du corps accompagnent le juge. Antonio Montinaro, Rocco Dicillo et Vitto Schiffari se trouvent dans la voiture de tête, une Croma de couleur marron qui compte tout juste 100 000 km au compteur.
Trois autres policiers ont pris place dans la Croma bleue qui ferme le cortège. Entre les deux, il y a la Croma blanche dans laquelle viennent d’embarquer le juge et sa femme. Falcone semble détendu malgré le risque. A tel point que de façon inhabituelle, dès le tarmac, il a gentiment relégué aux places arrière son fidèle chauffeur Giuseppe Constanza pour prendre lui-même le volant. A ses côtés, il y a Francesca, qu’il sait moins malade en voiture lorsqu’elle est passagère à l’avant.
500 tonnes de TNT explosent au passage du convoi

Huit minutes seulement après avoir quitté l’aéroport local, à hauteur de la sortie pour Capaci, ce qui ressemblait presque à une balade va virer au drame absolu. L’autoroute A29, de fait, se transforme brutalement en théâtre de guerre, en décor de chaos... A 17h58 survient une explosion d'une violence inouïe. Une bombe actionnée à distance, depuis les hauteurs, constituée de 500 tonnes de TNT et de nitrate d’ammonium (ndlr : on apprendra qu’elle avait été enfouie là depuis des jours dans des canalisations situées sous l’autoroute), va former en l’espace d’une seconde un cratère gigantesque, béant et fumant au cœur du bitume.
La Fiat Croma marron décollera littéralement de terre et sera projetée à plusieurs centaines de mètres. Ses trois occupants seront tués sur le coup. La berline du juge, elle, finira sa course contre un mur… Le juge et sa femme, qui ne portaient pas de ceinture de sécurité, sont projetés hors de l’habitacle, dans les débris de l’explosion. Ils mourront peu après leur transfert à l’hôpital.
Le chauffeur, lui, sera grièvement blessé et restera plusieurs jours en soins intensifs. Les trois gardes du corps de la Fiat Croma bleue s’en sortiront en revanche avec des blessures plus légères. Les secours recenseront par ailleurs des victimes collatérales, dont un décès parmi les automobilistes circulant à l’arrière du convoi ou sur les voies opposées.
« Basta ! », scandent alors les Siciliens et toute l’Italie

Cet attentat revendiqué par Cosa Nostra, tout comme celui qui coûtera la vie au procureur Paolo Borsellino le 19 juillet suivant, sonnera le début d’une révolte populaire inédite contre la mafia. « Basta ! », « ça suffit ! » clament alors les Italiens lors de manifestations d’ampleur. Un sursaut qui obligera l’Etat à accentuer la traque de Toto Riina. Ce dernier sera arrêté le 15 janvier 1993 dans une rue de Palerme. Condamné à perpétuité, il mourra en 2017 dans l’unité médicale de la prison de Parme.
Pendant ce temps et aujourd’hui encore, sous l’égide de l’association Quarto Savona Quindice, nom de code du véhicule qui ouvrait le cortège du juge Falcone, ce qui reste de la carcasse compressée de la Fiat Croma brune est régulièrement présenté au public, derrière des vitres, sur les places des villes italiennes. Objectif de cette exposition itinérante choc : ne jamais oublier l’attentat du 23 mai 1992 et tenter de faire perdurer le réveil citoyen anti-mafia d’il y a 33 ans.
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