La "Peuge", une saga ouvrière
Dans son livre enquête, Jean-Baptiste Forray raconte la longue histoire d'une ville, d'une entreprise et de ses salariés - habitants. La ville c'est Sochaux, l'entreprise c'est Peugeot et ses salariés, des milliers d'ouvriers qui appelaient affectueusement le Lion la "Peuge".
Le terme est à la mode. Alors pour illustrer le déclassement tant galvaudé, autant le faire reposer sur des faits tangibles. C'est ce qu'a fait Jean-Baptiste Forray dans son livre enquête "au cœur du grand déclassement" dont le sous-titre est plus explicite encore. Car cette "fierté perdue des Peugeot - Sochaux" est une saga à base d'amour-propre d'une classe sociale soudée, de patriarcat, de football, de luttes syndicales et de déclin.
Une saga qui est avant tout celle d'une entreprise, Peugeot, et d'un village devenu ville : Sochaux. Dans cette petite commune de Franche-Comté vivaient 427 habitants jusqu'en 1911, quand le lion s'est installé sur les marais insalubres des environs. Sochaux, et Montbéliard, puisque l'usine empiète sur les deux communes, se sont développés, pour compter jusqu'à 140 000 habitants, alors que l'usine seule employait 42 000 salariés.
Sochaux - Montbéliard, c'était le Detroit bourguignon, le motorcity français, voir le New York hexagonal avec des dizaines de km de rues dans l'enceinte de l'usine, toutes numérotées. Avec ses voies ferrées aussi, d’où sortaient des 203, puis 403, auxquelles ont succédé des 504 et ensuite des 605. Les voitures n'y étaient pas seulement assemblées, mais leur métal était fondu sur place, et les pièces réalisées dans l'atelier d'à côté, comme chez Ford, dans le Michigan.
Mais là-bas, à Sochaux, on ne parlait pas d'usine, on ne parlait pas non plus d'entreprise, ni de Peugeot. On disait la "Peuge", on travaillait "Peuge", et on achetait "Peuge" dans les supermarchés qui appartenaient à la "Peuge" .
La vie rythmée par la "Peuge"
Avant, les horaires de la "Peuge" rythmaient la circulation. Les feux rouges étaient réglés sur les 3/8 des ouvriers. Mais quand le vendredi soir, c'était relâche, c'était encore la "Peuge" qui rythmait les vies, puisqu'on se rendait au stade Bonal supporter le FCSM (Football club de Sochaux Montbéliard). Le club était financé par la direction de Peugeot qui préférait voir ses ouvriers au foot plutôt qu'au bistrot ou dans les locaux syndicaux. Un club d’où sont sortis quelques grands joueurs des années 80, les Joël Bats, Yannick Stopyra ou Bernrd Genghini, des ouvriers eux aussi, des "ouvriers du foot" comme ils se définissaient.
Et puis, la "Peuge" a changé, les ouvriers aussi. Les effectifs ont fondu, Peugeot est devenu PSA et 2013 est arrivée. La famille Peugeot n'a pas vu venir le danger et l'entreprise a frôlé la faillite, sauvée de justesse par l'État français et le Chinois Dongfeng. Depuis, rien n'est plus comme avant et les effectifs sont passés de 42 000 à 7 000. Bien sûr, le 3008, fleuron de la marque est toujours fabriqué là-bas, mais à l'entrée de l'usine, c'est un autre logo qui accueille le Lion. PSA est devenu Stellantis et la "Peuge" n'est plus que le souvenir de quelques anciens. Quant au club de foot, il a été vendu à un Chinois de Hong-Kong et se traîne en ligue 2.
On peut regretter l'époque de la "Peuge", comme le fait l'auteur, sans pour autant faire l'impasse sur les côtés pas toujours très égalitaires du patriarcat. En revanche, on peut ne pas suivre Jean-Baptiste Forray dans les attaques qu'il livre contre la direction actuelle du groupe. Certes, Carlos Tavares, qui a vendu le club et qui serait, selon le livre, "le seul Portugais qui n'aime pas le foot", n'a pas eu ce jour-là la main heureuse dans le choix du repreneur. Pour autant, sans ses efforts et ceux de Bercy en 2013, la "Peuge" n'existerait peut-être plus du tout et Sochaux - Montbéliard serait beaucoup plus sinistré qu'elle ne l'est aujourd'hui.
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