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Enquête - Carlos Ghosn : lumières et ombres

Que les accusations de malversations financières visant Carlos Ghosn soient fondées ou non importe finalement assez peu. Le mal est fait, et après avoir été révoqué par le conseil d’administration de Nissan ce jeudi 22 novembre, l’homme devrait abandonner rapidement toutes ses fonctions opérationnelles au sein du premier groupe automobile mondial. L’occasion pour Caradisiac de revenir sur son parcours hors-normes à la tête de l’entreprise.

Enquête - Carlos Ghosn : lumières et ombres

Il faut espérer que les cartons d’invitation ne sont pas encore partis. Au printemps 2019, Carlos Ghosn et l'équipe qui l’avait accompagné au Japon pour sauver un Nissan en pleine déconfiture devaient se réunir pour fêter le vingtième anniversaire de l’une des plus belles réussites de l’histoire de l’industrie automobile. LEUR réussite ! Pensez donc : un commando de gaijin (terme japonais qui désigne l’étranger) chargé de sauver un fleuron de l’industrie japonaise et qui, contre toute attente, parvient à redresser - au prix de licenciements massifs, il est vrai - la barre d’un navire sur le point de s’échouer.

Héros de manga

Enquête - Carlos Ghosn : lumières et ombres

Cette épopée permettra à Carlos Ghosn d’accéder là-bas au statut de héros (il deviendra même un personnage de manga, les bandes dessinées japonaises), et se forgera un statut de commandant en chef qui lui permettra de prendre la tête du groupe Renault en 2005, pour en devenir PDG quatre ans plus tard. Même Hiroto Sokawa, le patron de Nissan, l’a reconnu lundi 19 novembre durant la conférence de presse dans laquelle il a rendu publiques les accusations visant Carlos Ghosn : « M.Ghosn a fait ce que peu d’hommes sont capables de faire, en particulier dans les premiers temps. Il a mené des réformes et nous devons le reconnaître. »

Le polytechnicien aux trois passeports (français, libanais et brésilien) a hissé l’Alliance Renault Nissan Mitsubishi au premier rang mondial, avec 10,6 millions de véhicules vendus en 2017, en hausse de 6,5% par rapport à l’exercice précédent. Dans le détail, le groupe Renault (Renault, Alpine, Dacia, Samsung, Lada) a produit 3,76 millions de véhicules l’an dernier (+8,5%), résultat record qui devrait être battu cette année, avec des performances obtenues sur certains marchés (Russie, Brésil, Algérie…), qui équilibrent les déconvenues enregistrées ailleurs (Maroc, Turquie, Argentine, notamment, à quoi s’ajoutent l’arrêt des activités en Iran, ou la mise en œuvre problématique des nouvelles normes WLTP en Europe…). Des chiffres qui s’accompagnent d’une marge opérationnelle supérieure à 6 % au premier semestre, dans la continuité des brillants résultats 2017.

Question de taille

Le groupe Renault se porte donc bien, et son partenaire japonais, qui produit nettement plus de véhicules (5,8 millions en 2017, en hausse de 4,6%), a généré 4,4 milliards d’euros de bénéfices lors de l’exercice fiscal 2017-2018, avec une marge opérationnelle de 4,8%.

Et pendant ce temps, Mitsubishi, le « petit » dernier de l’Alliance (1,03 million de véhicules vendus en 2017, en hausse de 10%), continue de progresser après son sauvetage par Nissan en 2016 (bénéfice net supérieur de 400 millions d'euros entre avril et septembre, en hausse de 7% sur un an). Malgré des performances en baisse ces derniers mois, l’Alliance repose sur des bases économiques solides.

Enquête - Carlos Ghosn : lumières et ombres

Pour Bernard Jullien, Maître de conférences et Directeur du Gerpisa (Groupe d'Etude et de Recherche Permanent sur l'Industrie et les Salariés de l'Automobile), spécialiste de l’automobile, l’attelage survivra à la chute de Carlos Ghosn: « Toute une série d’irréversibilités se sont créées en vingt ans d’histoire commune. Renault comme Nissan et Mitsubishi auraient toutes les peines à recréer celles-ci ailleurs si l’Alliance devait disparaitre. D’ailleurs, ni le patron de Nissan dans sa dernière allocution ni Emmanuel Macron ne remettent en cause cette position. Il y aura des tensions dans les mois à venir, certains vont dire que l’un peut se passer de l’autre et l’autre se passer de l’un, mais on s’aperçoit que cette configuration est devenue inextricable », déclare l’universitaire dans une interview accordée à Caradisiac. Nulle part ailleurs n’existe une telle entité, avec un Renault qui détient 43% de Nissan, qui lui-même détient 15% de Renault, à quoi s’ajoute une participation de 34% dans Mitsubishi.

Alors que le remplacement de Ghosn à la tête de l’Alliance est acté de fait après sa révocation jeudi 22 novembre à la tête de Nissan -  l’homme reste présumé innocent, répétons-le - revenons ensemble sur les grandes lignes de son bilan à la tête d’un groupe automobile qu’il est parvenu à hisser au premier rang mondial. Car aussi paradoxal que cela paraisse, c’est peut-être à sa réussite en tant que capitaine d’industrie que Carlos Ghosn doit une grande partie de ses déboires actuels.

L’électrique, pas fantastique

Ainsi, qui dit Carlos Ghosn dit voiture électrique. Au salon de Franfort 2009, l’homme avait dévoilé des intentions fortes dans le domaine, prophétisant une part de marché de l'électrique à 10% en 2020. Si l’Alliance apparaît aujourd’hui comme le leader dans le domaine, avec plus de 540 000 véhicules « zéro émissions » vendus dans le monde à la fin 2017 et une Nissan Leaf leader des ventes de la catégorie en Europe (où elle devance de peu la Renault Zoé), on reste loin des projections ghosniennes.

L'Alliance est leader dans l'électrique, mais les volumes de ventes sont nettement inférieurs aux prédictions de Carlos Ghosn.
L'Alliance est leader dans l'électrique, mais les volumes de ventes sont nettement inférieurs aux prédictions de Carlos Ghosn.

Les ventes de modèles électriques progressent régulièrement, mais elles ont représenté moins de 2% des ventes mondiales l’an dernier. De même, l’Alliance n’a jusqu’ici pas développé de technologie hybride, qui représente les deux tiers de la demande de véhicules électrifiés dans le monde et fait les beaux jours de Toyota. Il aura fallu attendre le dernier Mondial de l’automobile pour que Carlos Ghosn annonce le développement de motorisations de ce type dans la gamme. Si l’homme avait vu juste sur l’électrification progressive du parc automobile, à laquelle pas grand monde ne croyait alors, sa stratégie n’aura donc pas été la plus pertinente.

Rendons à Schweitzer...

L’autre fait d’armes attribué à Carlos Ghosn est la réussite de Dacia, la marque «low-cost du groupe. Avec plus de 10 millions de véhicules de la gamme « entry » (dont Dacia fait partie) vendus depuis le lancement de la Logan en 2004, le succès est indéniable. Mais la relance de cette marque est à mettre au crédit de Louis Schweitzer, prédécesseur de Carlos Ghosn à la tête de Renault. A l’époque, l’homme avait dû batailler ferme en interne pour imposer un projet auquel personne ne croyait : « Beaucoup chez Renault étaient contre la Logan à cause du « toujours plus ». C’est toujours plus sexy d’aller vers le toujours plus beau, plus riche, plus de gadgets, etc. D’une certaine façon, Dacia était perçu comme le « toujours moins », à contre-courant de la tendance naturelle des services techniques, ingénieurs et commerciaux. Nos propres commerciaux disaient qu'on n'en vendrait pas », avait un jour expliqué Louis Schweitzer à l’auteur de ces lignes. Le talent de Carlos Ghosn aura donc consisté à faire fructifier l’héritage avec le brio que l’on sait. C’est déjà beaucoup, certes.

Le lancement du Nissan Qashqai est l'un des plus beaux "coups" industriels de Carlos Ghosn.
Le lancement du Nissan Qashqai est l'un des plus beaux "coups" industriels de Carlos Ghosn.

On peut mettre à l’actif de Carlos Ghosn d’autres réussites, à commencer par la vista sur le secteur des SUV : le Nissan Qashqai est en effet le SUV le plus vendu au monde, avec plus de trois millions d'exemplaires fabriqués en Europe entre 2007 et 2017. Autres motifs de satisfaction, la synergie industrielle avec Daimler et la relance d’Alpine.

Un véhicule sur neuf dans le monde !

S’ajoute à cela  le développement d’une large gamme chez Renault…au sein de laquelle certains véhicules marchent mieux que d’autres. Les modèles à succès (Clio, Captur, Mégane…) cohabitent avec d’autres moins prisés : les Espace V et Talisman peinent à convaincre, signe que Renault manque de crédibilité en haut de gamme. Or, c’est là que se réalisent les plus fortes marges.

Et si le Kadjar fait une carrière honorable, il se vend trois fois moins bien en France que son concurrent le Peugeot 3008. Il faut dire que la concurrence interne que lui livre le Dacia Duster, affiché 30% moins cher, ne lui facilite pas l’existence. Quelques bides commerciaux jalonnent aussi la carrière de Carlos Ghosn : citons notamment  les Renault Wind, Koleos ou Latitude, auxquels devrait bientôt s’ajouter le pick-up Alaskan.

Carlos Ghosn et Emmanuel Macron lors d'une visite de l'usine de Maubeuge en novembre 2018. Hier tendues, les relations avec l'Etat-actionnaire semblaient s'être apaisées.
Carlos Ghosn et Emmanuel Macron lors d'une visite de l'usine de Maubeuge en novembre 2018. Hier tendues, les relations avec l'Etat-actionnaire semblaient s'être apaisées.

Mais le bilan demeure globalement excellent, avec une Alliance dont les ventes battent des records chaque année. Au premier semestre, l’entité assure avoir vendu près d’un véhicule sur neuf à travers le monde. Nissan occupe le terrain aux Etats-Unis et en Chine, tandis que Renault se concentre sur l’Europe, l’Amérique latine et une partie du continent africain. Même si la Kwid donne des signes d’essoufflement en Inde (la marque a perdu 15% l’an dernier) après un lancement en fanfare, elle fonctionne plutôt bien en Amérique latine. La relance de Lada (Renault a pris le contrôle AvtoVAZ) est un pari en voie d’être gagné, avec un marché russe qui reprend progressivement des couleurs. Enfin, la Chine est aujourd’hui le premier marché de l’Alliance, avec 1,7 million de véhicules vendus l’an dernier, quasi-exclusivement des Nissan.

L’objectif de l’entreprise est de vendre plus de 14 millions de véhicules à l’horizon 2022, dont 9 millions reposant sur 4 plates-formes communes et trois quarts de moteurs partagés. En bourse, le titre Renault a grimpé de 38% entre la fin 2014 et la fin 2017. « Un patron comme Ghosn est un type qui a une vision à 5 ans. Alors même si l’action se fait déglinguer à la bourse cette semaine à cause des événements que l'on sait, on n’est pas véritablement inquiet à court ou moyen terme. », commente un analyste financier.

Big money, big problems

Intouchable, Ghosn?  On peut concevoir le sentiment d’impunité totale de ce patron aux rémunérations stratosphériques (environ 15 millions d’euros l’an dernier d’après les estimations, dont plus de 9 payés par Nissan), sources de nombreuses polémiques et de frictions avec l’Etat-actionnaire français, qui détient 15% du capital de Renault.

Cette réussite portait-elle les prémices de la déroute ? Il est permis de le penser. « Les fusions et acquisitions posent un problème majeur : celui du respect des identités. Bien souvent, une fusion se traduit par la domination d'une entreprise sur l'autre et par la création de salariés de seconde classe. », déclarait Carlos Ghosn au Figaro en 2009. «  En termes d'efficacité, l'Alliance est donc la meilleure option, car vous avez deux entreprises qui travaillent en partenariat et sur un pied d'égalité. »

Un sentiment d’égalité que ne partageait plus Nissan, et qui a donné lieu à l’incroyable séquence qui s’est ouverte lundi 19 novembre, sur le tarmac de l’aéroport de Haneda, près de Tokyo. A patron hors-normes, chute hors-normes.

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