Auto-fiction n°3 - Un adultère autonome par Philippe Curval
Philippe Curval est un des fondateurs, en France, de la science-fiction littéraire, auteur de plus 40 livres, traduit dans le monde entier. L’une de ses obsessions : raconter comment le futur, dans toutes ses composantes, politiques, sociales, économiques, scientifiques, pourrait changer notre vie. Sans jamais oublier de positionner au cœur de son œuvre l’homme et ses désirs multiples. Pour Caradisiac, il s’amuse à penser la vie de l’automobiliste dans le futur. Comment nous déplacerons-nous ? À bord de quel engin ? En combien de temps ? Dans 100 ans, à quoi ressembleront nos routes, les radars, les policiers ? Y aura-t-il encore des accidents ? Le plaisir de conduite, la vitesse, auront-ils disparu ? Quels nouveaux moyens de locomotion émergeront ? Après Les Vingt-Quatre Heures Déments projetant les courses du futur, après nous avoir raconté comment le petit-fils d'Anne Hidalgo dirigera la mairie de Paris dans l'avenir, Phillipe, cette fois, nous raconte comment les voitures autonomes pourraient bien avoir des conséquences inattendues sur la vie amoureuse de leurs conducteurs et condutrices !
Ce que Lydia préférait dans le dernier concept-car Nissault autonome, ce n’était pas tellement la beauté de son design, le plaisir de se laisser conduire au sein d’une circulation fluide. Pas plus que l’avantage d’atteindre son objectif sur un simple ordre vocal. Ni le fait que sa voiture se garait toute seule. Fini, le cauchemar du créneau raté, du pneu crevé à la suite d’un coup d’accélération maladroit contre la bordure du trottoir ! Avec l’habitude, elle n’y prêtait même plus attention.
Big data, cloud compunting, , , , tout cela n’entrait pas dans ses préoccupations. Non, ce qu’elle appréciait dans ce modèle, c’était les derniers gadgets ludiques. Bien assise dans un siège ergonomique qui prenait soin de ses vertèbres, son auto lui massait les pieds. Massage japonais, s’il vous plaît, d’une technologie bionique si sophistiquée qu’elle la délassait au point de perdre parfois conscience avant d’arriver à destination. Lydia se souvenait même qu’elle s’était endormie pendant une heure devant la boutique du grand couturier où l’avait conduite une pulsion irrépressible. Et, qu’une fois réveillée, elle avait ressenti un léger embarras à propos de ce qu’elle avait l’intention d’acheter, provoquant un certain sentiment de culpabilité. Depuis, elle avait programmé l’ordinateur de bord pour réguler son emploi du temps.
Seul inconvénient, ce système informatique d’une rigueur excessive gardait la trace du moindre de ses déplacements. Il fallait déployer des trésors d’ingéniosité pour les effacer. Ou plutôt un stage d’une semaine de formation chez le concessionnaire pour tenter d’apprendre les rudiments de la conduite autonome améliorée et les techniques de blanchiment tomtomiques. Ce à quoi, elle ne se résignait pas.
Bien qu’ils jouissent d’un haut salaire, Lydia et Raul n’avaient pas les moyens de s’offrir un second véhicule de cette classe, très onéreux. Aussi, son “pacsman” — comme elle nommait par dérision envers toutes les formes légales d’union — utilisait la Nissault pour ses déplacements professionnels. En général, Raul partait le premier pour se rendre au siège de “Openfile”, un nouveau réseau social qu’il avait créé avec quelques amis après l’effondrement de Facebook. La Nissault revenait d’elle-même dans son box près de la Madeleine où ils habitaient malgré un loyer exorbitant. Lydia reprenait ensuite le véhicule trois jours par semaine pour aller à la Nation chez “Makeup international” où elle occupait un poste de conseillère alternative auprès du staff. Puis, à son retour, elle passait le chercher à son entreprise.
Bon, jusqu’à présent, ils ne se cachaient rien ni l’un ni l’autre. Ils s’aimaient.
Fruit d’un coup de foudre suivi d’une passion dévorante qui les dévorait peu à peu à mesure qu’ils épuisaient les positions du Kamasoutra.
Vint le moment où ils passèrent de l’enivrement au stade des relations amoureuses apaisées. Sauf que le partage compliqué de la Nissault devint sujet d’une légère tension dans le couple. Qui se transforma bientôt en questionnements, en remarques à propos de leurs itinéraires. Car aucun des deux ne pouvait s’empêcher de consulter celui de son conjoint. Dans un premier temps, leurs explications avaient le mérite d’être claires. Peu à peu, sans aucune raison, ils se mirent à raconter des mensonges, rien que pour s’assurer de leur indépendance. Même si chacun jouait le jeu, cela ne les privait pas de les commenter d’une manière ironique. Donc d’entretenir des relations ambiguës.
Mais le privilège du destin, c’est d’ignorer les désirs, les accommodements avec le quotidien, en intervenant sans prévenir sur les projets de vie les mieux élaborés.
Quatre mois plus tard, en se rendant à la Nation, Lydia eut la surprise de constater que la Nissault ne suivait pas le trajet habituel. Au lieu de s’engouffrer par le tunnel que longeait la rue Van Gogh afin d’atteindre le boulevard Diderot, la voiture bifurqua soudain le long du quai.
En temps ordinaire, la Nissault indiquait son choix à cause des encombrements.
Là, rien !
— Je vais être en retard, pourquoi passez-vous par là ? demanda Lydia qui avait décidé de vouvoyer son véhicule, parce qu’il l’appelait par son prénom. Ce qu’elle détestait.
— Désolé, Lydia, mais je prévois un incident mécanique dans les quinze minutes qui suivent. Je rejoins une station Nissault qui se trouve à proximité pour ne pas risquer une panne.
— D’accord, je préviens mon staff.
— C’est déjà fait.
La voiture s’enfonça bientôt dans le tunnel d’un vert irisé à proximité de la Bastille, pour déboucher dans un repair-room où attendait un auto engineer.
Ce dernier, d’une taille élancée qui laissait deviner une morphologie athlétique sous sa combinaison noir de fumée, ouvrit la porte de la Nissault avec élégance. Ses cheveux d’un blond discret s’accordaient à ses yeux bleu régence. Il tendit la main à Lydia pour l’aider à sortir, tandis que l’auto glissait sur un tapis roulant vers l’atelier de réparation.
— Bonjour, chère Madame. Ne vous inquiétez pas, votre concept-car nous a prévenus, tout est prévu pour une intervention rapide qui sera suivie d’un check-up et d’un lavage à l’ozone. Mon nom est Jim Tagart, je suis chargé de vous accompagner pour passer le temps. Si vous voulez bien venir avec moi dans le salon d’attente pour prendre quelque rafraîchissement.
L’endroit ressemblait plus à un boudoir qu’à une cabine de réception avec ses tentures roses, ses canapés profonds. Lydia s’y installa, les yeux rivés sur le bar en teck où s’alignait une variété de bouteilles up d’origine mondialiste. La situation lui sembla tellement irréelle qu’elle commanda la première boisson qui lui passa par la tête sans n’y avoir jamais goûté.
— Je prendrai bien un whisky sour.
Jim Tagart appuya sur un bouton. Une minute plus tard, deux bras mécaniques déposèrent les cocktails sur le comptoir. Il lui tendit un verre.
— Sans doute serez-vous étonnée, chère Madame…
— Appelez-moi Lydia.
— Sans doute, serez-vous étonnée, Lydia, de cet accueil. Mais, voyez-vous, si la voiture autonome est aujourd’hui très répandue, votre Nissault fait partie du haut de gamme. Nous tenons à ce que nos clients sachent qu’ils ne subiront aucun désagrément. Car, malgré tout, le nombre de collisions à la suite d’incidents informatiques, qui surviennent actuellement chez nos confrères, est beaucoup plus élevé que ne l’avoue la sécurité routière.
— C’est-à-dire ?
— Si l’on excepte le coût prohibitif des réparations, le chiffre des blessés et des morts sur la route n’a pas considérablement baissé. S’y ajoute le fait que les conducteurs s’ennuient tellement à ne rien faire sur les longs trajets programmés qu’ils donnent parfois des ordres à leurs voitures pour changer d’itinéraire. Les conséquences peuvent se révéler redoutables.
— Je croyais qu’elles se dirigeaient seulement à la voix.
— Cela demande quelques précautions… Vous prendrez bien un second verre ?
Au quatrième, Lydia éprouva une certaine ébriété qui l’amena à se livrer à des confidences intimes sur ses relations avec Raul. Jim Tagart compatit. De fil en aiguille, ils se retrouvèrent tous les deux enlacés, à moitié nus sur le canapé.
À peine eurent-ils le temps de se rhabiller, que la Nissault apparut dans le hall du repair room, nickel, si belle dans sa carrosserie profilée d’un ivoire raffiné. Jim glissa à l’oreille de Lydia :
— Promets-moi que je te reverrai !
Au moment où elle allait répondre en s’asseyant, la Nissault avertit :
— Lydia, vous avez quarante minutes de retard, j’ai envoyé un PDF de mon bon de réparation au staff de Makeup pour qu’il n’y ait aucune ambiguïté. Mais ils vous attendent avec impatience !
Tandis que la portière se refermait doucement, Lydia chuchota, comme si la Nissault pouvait l’entendre :
— N’y comptez pas, Jim. Je ne regrette rien, mais ce n’est qu’une agréable aventure.
En roulant vers l’appartement en fin de journée, elle fut prise d’un accès de tendresse envers Raul qui s’assoupissait dans son siège.
— Comme toi, sans doute, insinua-t-elle, j’ai passé une journée éreintante. Si nous allions faire un tour au bois de Boulogne pour nous détendre ?
Raul sursauta, la dévisagea d’un air étonné, lut dans ses yeux une telle expression de sensualité qu’il répondit :
— Une escapade ! Après tout, pourquoi pas ? J’ai appris qu’il ne fallait pas trop s’éloigner de la nature pour rester en bonne santé. Ça fait des semaines que je travaille comme un dingue sans voir les jours filer.
— Je connais un endroit merveilleux où je jouais quand j’étais enfant, le chemin des Gravilliers.
Dix minutes plus tard, la Nissault s’arrêtait au plus profond du bois sur une route empierrée.
— Ouvrez le toit, baissez les fenêtres, commanda Lydia.
— Et position allongée, ajouta Raul.
Les sièges se déplièrent instantanément, se transformant en une banquette moelleuse.
Autour d’eux, c’était un océan de verdure que le printemps déployait sous un ciel bleu lavande. Jeunes feuilles exubérantes, fraîches fleurs blanches des merisiers, des aubépines.
Lydia se pencha sur Raul, l’embrassa avec voracité. Ils firent l’amour avec un plaisir qu’ils n’avaient pas ressenti depuis longtemps.
Pour conclure cette heureuse soirée, ils allèrent dîner au restaurant de la Cascade.
Une semaine plus tard, Raul s’envolait pour Rome afin d’enquêter sur une obscure histoire de propagande néo mussolinienne sur son réseau Openfile.
Lydia, qui était libre ce jour-là, ordonna à la Nissault de la conduire chez le grand couturier. Décidément, cette petite robe lui trottait dans la tête. Mais, en approchant de la rue François 1, la voiture braqua vers la gauche et pointa vers la Seine.
— Qu’est-ce que vous faites ? cria Lydia.
— Je ne suis plus maître de ma direction. Mon programme a été piraté.
— Arrêtez-moi là, j’irai à pied.
— Impossible, je dois continuer à rouler.
Lydia se souvint qu’il existait un code de blocage immédiat en cas de danger extrême. D’un ordre vocal, elle fit surgir le volant électronique, apparaître le système de conduite manuelle dissimulé sous l’élégant tableau de bord en bois précieux. À côté des multiples cadrans, elle repéra un petit bouton rouge. Appuya. Sans effet ! La voiture poursuivit sa route.
— Savez-vous au moins où vous allez ? demanda Lydia.
— 33 rue de Boulainvillers.
En atteignant la place du Trocadéro, elle se saisit du volant pour virer dans la rue du Président Wilson afin de revenir vers la Madeleine. Celui-ci tourna à vide sans modifier la direction.
Arrivée à destination, la Nissault se rangea devant la vitrine des verres de Murano. Un homme en surgit.
— Surprise !
C’était Jim Tagart, très élégant dans un costume de lin blanc.
— Qu’est-ce que vous faites là ? demanda Lydia, d’un ton faussement innocent.
— J’ai un ami dans la boutique qui possède un excellent matériel informatique. Grâce à lui, je vous ai conduite jusqu’ici. Depuis notre dernière entrevue, je ne pense qu’à vous. Pour ne pas avouer que je vous aime.
— Ce n’est pas mon cas, sale espèce de hacker ! cria-t-elle.
— Ne m’aviez-vous pas laissé entendre que Raul et vous…
— Je vous ai raconté n’importe quoi. Vous m’aviez fait boire pour abuser de ma faiblesse. Comme disait Sarkozy, Raul et moi, c’est du sérieux ! répondit-elle en éclatant d’un rire nerveux.
— Si nous en parlions ensemble dans le bar de l’hôtel, juste à côté.
— La voiture est-elle à nouveau autonome ?
— Oui ! Mais laissez-moi une chance de m’expliquer.
— Pas question !
— Vous avez tort de ne pas m’écouter…
Elle monta brusquement dans la Nissault :
— À la maison !
En rentrant , Lydia pensait : « vrai qu’il a du charme, ce Jim Tagart. Une petite infidélité, de temps en temps, n’est pas si mauvaise pour un couple », évoquant l’immense plaisir ressenti en retrouvant son pacsman. » Mais je n’ai aucune envie d’entamer une liaison. »
Le lendemain, par précaution, elle demanda à Raul s’il voulait bien intervertir les rôles. Ce serait lui, désormais qui viendrait la chercher à la Nation.
— Pourquoi pas ? acquiesça-t-il, c’est toujours une bonne chose de rompre avec les habitudes.
Une semaine se passa, très calme, très amoureuse.
Devant sa collection de rouge à lèvres de la nouvelle génération qui s’appliquait par osmose, à la fois résistante au baiser et facile à enlever avec un spray, Lydia envisageait des coloris plus audacieux. Quand elle s’aperçut que Raul n’était pas encore arrivé, alors qu’il aurait dû venir la chercher depuis près d’une heure.
Soudain, une assistante marketing surgit :
— C’est terrible !
— Quoi ?
— Votre mari !
— Ce n’est pas le cas, je suis pour le mariage pour personne.
— Qu’importe ! En regardant une chaîne d’informations en continu, j’ai vu qu’il vient d’être victime d’un accident. Le SAMU l’a transporté à l’hôpital. Son état semble très grave. La police de la circulation est sur place. Un spécialiste Nissault les a rejoints pour analyser la défaillance du véhicule autonome. Un nommé Jim Tagart.
Lydia s’évanouit.
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