Le Mans, 18h 28 : soudain le drame

Dès le départ de cette édition 1955 des 24 Heures du Mans, une somptueuse bataille fait rage entre la Mercedes 300 SLR de Fangio-Moss et la Jaguar D de Hawthorn-Bueb. Après plus de deux heures de course, les deux voitures, séparées seulement de quelques secondes mènent un tel train qu'elles ont déjà pris un tour à la plupart des autres concurrents. Hawthorn, en pleine bagarre avec Fangio, dépasse l'Austin-Healey de Lance Macklin à l'entrée de la ligne droite des tribunes, puis soudain, lève le bras, freine et se rabat pour ravitailler... à son stand. Une manoeuvre plus qu'osée mais pas tellement inhabituelle à cette époque où n'existe ni muret de protection des stands, ni piste de décélération. Quoi qu'il en soit, Macklin, surpris, effectue un écart vers la gauche de la piste au moment où surviennent les deux Mercedes de Levegh, qui vient de concéder un tour, et de Fangio. Prévenu du danger par Levegh qui dans un ultime geste lève le bras avant de percuter Macklin, l'Argentin, lancé à plus de 200 km/h, parvient à se faufiler et à s'extirper du chaos. Coincé à l'extérieur et trop près de l'Austin, Levegh, lui ne peut rien tenter.

Sa Mercedes décolle sur le capot arrière de la voiture anglaise comme sur un véritable tremplin, rebondit sur les fascines avant d'arrêter sa course folle sur le petit mur qui borde l'entrée du souterrain réservé, au public. Toute la partie avant a littéralement explosé, sous le choc, projetant dans le public, moteur, boîte de vitesses, roues, suspensions. Levegh, éjecté, de la carcasse en flamme gît sans vie sur la piste tandis que dans le périmètre effroyablement ravagé,, on compte 81 morts et plus d'une centaine de blessés. Dès lors, la course n'a plus aucun sens, mais elle se poursuit. Beaucoup reprocheront cette décision ressentie comme un manque de décence à Charles Faroux,le directeur de course. Celui-ci, plaidera sa cause en mettant en avant que les 200 000 spectateurs ainsi libérés auraient bloqué les voies d'accès et entravé l'efficacité des secours. Chez Mercedes, on hésite longuement quant à la décision à prendre.

Fangio, choqué n'a plus envie de continuer, Moss qui mène la course est d'un avis contraire. Après de longues conversations téléphoniques avec Stuttgart, Alfred Neubauer, le directeur sportif décide, en signe de deuil, de retirer ses deux voitures rescapées à la dixième heure. Le lendemain, sous une pluie froide et une ambiance très lourde, Hawthorn et Bueb, offrent à Jaguar sa troisième victoire au Mans. La plus grande tragédie du sport automobile va prendre alors une autre dimension au-delà du deuil et des souffrances. Deux jours plus tard, le ministre de l'intérieur interdit toute compétition automobile en France. Un exemple bientôt suivi par l'Allemagne, la Suisse (où la mesure est toujours en vigueur de nos jours) et l'Espagne qui annulent leur Grand-Prix. Toute l'Europe est en état de choc, et la presse qui se déchaîne contre ces nouveaux chevaliers de l'Apocalypse et leurs machines de mort, réclame des coupables. Accusé d'avoir utiliser un carburant explosif à base nitro-méthane, d'alcool et d'acétone dans les réservoirs de ses 300 SLR, Mercedes doit se défendre en organisant une conférence de presse très "pédagogique" dans les locaux du service course de Stuttgart.

En dépit de cette transparence affichée et du rapport de la commission d'enquête qui blanchit le constructeur allemand, le doute va persister et les rumeurs les plus folles continuer de circuler dans l'opinion publique. Mercedes termine cependant cette saison 1955 en véritable apothéose, enlevant une double couronne mondiale en F1 et en Sport. N'ayant désormais plus rien... prouver, surtout dans un contexte aussi peu favorable, Mercedes décide de se retirer de la compétition à la fin de l'année 1955. La "Blitzkrieg" a atteint tous ses objectifs mais a englouti un budget considérable et mobilisé, près de 200 ingénieurs et 300 mécaniciens triés sur le volet. Fort d'une nouvelle image d'entrepreneur d'avant-garde, auréolé d'un prestige d'invincibilité, Mercedes considère désormais que le temps est venu de faire fructifier ce fabuleux investissement, en faisant porter tous ses efforts dans le domaine de la série. La "beauté du sport" n'a simplement plus sa place dans ce réalisme économique. Un peu cynique peut être, mais terriblement efficace...

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