Ces sacrées « Nanas » du Togo qui affichaient leur réussite au volant de leurs Mercedes
A l’heure où le Togo travaille à la construction d’un musée pour leur rendre hommage, retour sur le destin incroyable des « Nanas Benz », ces femmes d’affaires qui doivent leur surnom aux voitures qui ont accompagné leur âge d’or sur le Grand marché de Lomé.
Dédé Rose Creppy, Eunice Ababunu, Ayélé Santana, Patience Kouamba Savee, Julie Bocco, pour ne citer qu'elles. Leurs noms ne vous disent peut-être rien et pourtant, sur le continent africain et au Togo en particulier, pays dont elles sont originaires, ces femmes sont considérées comme des icônes.
C’est durant les décennies 50 et 60 que ces villageoises (une quinzaine) illettrées mais terriblement douées pour le bagout et le calcul ont commencé à écrire les pages d’une histoire commerciale et sociétale peu commune.
Femmes libres et visionnaires
Décidant de s’associer pour vendre toujours plus, ces détaillantes ont bâti une sorte de trust et sont devenues grossistes. C’est dans ce contexte qu’elles ont acquis l’exclusivité sur la revente d’un tissu très prisé en Afrique de l’Ouest, le Wax hollandais. Cette étoffe est importée en direct des Pays-Bas. Ses couleurs et ses motifs subliment les pagnes, les tenues traditionnelles locales.
Coordonné depuis le premier étage du Grand marché de Lomé, à 300 mètres de l’océan Atlantique, le négoce de ces pionnières fut aussi fructueux que fulgurant. Ces femmes courageuses et fières, qui pour certaines, avaient commencé leur carrière en simples vendeuses de beignets, se retrouvaient du jour au lendemain à la tête d’un business sensationnel.
Elles gagnaient des fortunes. Certaines d’entre elles pouvaient empocher jusqu’à 1 milliard de francs CFA (près de 2 millions de dollars) par an, tout cela en liquide, confiant à leurs proches la gestion et le transfert de ces liasses de billets vers les banques.
La « Benz », leur âge d’or
Ce succès mirifique, obtenu au nez et à la barbe d’une gent masculine conservatrice, Eunice et toutes ces mères de famille épanouies le vécurent d’emblée de manière ostensible. Au-delà des villas de luxe qu’elles se firent construire dans les plus beaux quartiers de la capitale. Au-delà du fait qu’elles envoyaient leurs enfants étudier dans les meilleures universités étrangères, Patience et son clan étaient en outre connues pour parader au volant de fastueuses Mercedes (qu’elles furent d’ailleurs les premières à importer au pays).
Un train de vie qui leur valut le surnom respectueux et affectueux de « Nanas Benz », Nana ayant au Togo la noble connotation de « mère » ou « de grand-mère ». Quant à l’attribut Benz, c’est évidemment une référence à la marque automobile allemande.
Pour Dédé Rose Creppy, décédée il y a tout juste un an à l’âge de 89 ans, conduire une berline siglée de l’étoile était associé « à la beauté et à la solidité. C’est un symbole de prestige et de réussite sociale », confiait peu avant sa mort celle que l’on considérait comme l'une des figures titulaires des « Nanas Benz ». Quant à Edwige Atayi, la petite-fille de Julie Bocco, elle évoque les Mercedes comme des voitures « sur lesquelles on peut compter et qui peuvent nous emmener très loin ! »
280 S ou 260 SE, de mère en fille
Parmi les Mercedes qui incarnèrent dès le début (et aujourd’hui encore) la puissance et l’émancipation de ces élégantes reines du textile, il y eut les modèles de la Classe S, « la crème de la crème dans la gamme à l’étoile ». Parmi les plus emblématiques et les plus transmis de mère en fille au sein de la corporation, on peut citer notamment la Mercedes 280 S et la Mercedes 260 SE.
La variante 280 S sortie au tournant des années 60-70 mesurait 4,96 mètres de long. Cette limousine disposait déjà d’une direction assistée, d’un poste de radio intégré (une rareté pour l’époque) et d’un habitacle 5 places avec appuie-têtes à l’avant, sièges en cuir et planche de bord parsemée d’inserts bois. Quant au moteur 6 cylindres 2.8 essence, présenté en 1968 lors du Salon automobile de Bruxelles, il développait quelque 156 chevaux et affichait 185 km/h en vitesse de pointe.
Autant dire qu’ainsi transportées, les « Nanas Benz » ne passaient jamais inaperçues, ni dans les rues de Lomé, ni sur les routes qui les conduisaient vers les pays voisins. Pas plus qu’au volant de la 260 SE, la génération qui suivit à la veille des années 80. Celle-ci était plus allongée (5,02 mètres), plus puissante encore et appréciée des « Nanas » pour son caractère premium encore plus assumé.
A la rescousse d’Eyadema
La flotte Mercedes de ce collectif de femmes était déjà impressionnante au tournant de la décennie 60-70. A la hauteur de l’estime que la Nation portait aux « Nanas », à la mesure de leur influence économique et politique jusqu’au sommet de l’Etat. Illustration à travers leur rôle crucial et récurrent au service du président de la République, le Général Eyadema, qui avait pris le pouvoir par la force en 1967.
Celui-ci faisait en effet appel aux « Nanas » régulièrement pour pallier la pénurie de véhicules officiels. Il les sollicitait pour mettre des Mercedes à disposition des chefs d’Etat étrangers qu’il accueillait. Ce fut le cas par exemple lorsqu’il reçut en 1972 la délégation du président français Pompidou. En échange de ce genre d’arrangements de couloirs, les « patronnes » du Grand marché négociaient habilement des cadeaux fiscaux et gardaient un œil privilégié sur les affaires politiques du pays, elles qui avaient œuvré activement en coulisse pour la décolonisation.
La réussite financière et sociale des « Nana Benz » fut à son apogée durant une bonne vingtaine d’années. Après quoi, au début de la décennie 90, les affaires devinrent nettement plus compliquées pour les revendeuses de Wax hollandais, en raison de la concurrence nigériane voisine et surtout des contrefaçons chinoises qui venaient soudain envahir les étals.
Les « Nanettes » au flambeau
Aujourd’hui pourtant, et en dépit de l’incendie qui ravagea le Grand marché de Lomé en 2013, la saga des « Nanas Benz » a retrouvé un second souffle. Ce sont désormais leurs filles, petites et arrière-petites-filles, que l'on appelle les « Nanettes », qui sont à la barre pour tenter de pérenniser l’héritage entrepreneurial de leurs aînées. Pour faire en sorte de le réinventer même. Un détail ne trompe pas sur ce point...
En effet, lorsqu’elle évolue en voiture à Lomé, dans l'efferversence qui anime les abords des boutiques de pagnes, du côté de l’Avenue de la Libération et de la Rue Tokmake, cette jeune garde du Wax aime s’affranchir à son tour.
Ainsi, si quelques-unes conduisent encore la Mercedes vintage de leurs grands-mères et arrière-grands-mères, d’autres vendeuses ont jeté leur dévolu sans complexe sur des modèles premiums signés d’autres marques telles que BMW, Ford, Opel, Toyota et Lexus.
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